Les menaces proférées début septembre par les combattants de l’État islamique (EI) de lancer une guerre en Tchétchénie et dans le Caucase russe sont passées quasiment inaperçues en Russie. Seul le président tchétchène Ramzan Kadyrov y a répondu, promettant d’éliminer tous ceux qui s’en prendraient à la Fédération de Russie, alors que, de son côté, Moscou refusait de rejoindre la coalition internationale de lutte contre les djihadistes de l’EI. Qu’est-ce que la Russie doit craindre de l’État islamique ? : Le Courrier de Russie a posé la question à Xavier Le Torrivellec, spécialiste de l’islam en Russie.

Le Courrier de Russie : Les menaces de l’EI doivent-elles être prises au sérieux par Moscou ?
Xavier Le Torrivellec : Ce ne sont pas des paroles en l’air, et la Russie en est tout à fait consciente. La menace terroriste islamiste a toujours existé sur le sol russe, et Moscou a pris la mesure du problème il y a déjà longtemps. Toutefois, le danger prend ici une nouvelle dimension, puisque l’EI a la volonté de créer un Empire, c’est-à-dire un État universel sur la base d’une politique expansionniste : il veut conquérir de nouveaux territoires, comme l’Est de la Turquie – et pourquoi pas, à terme, le Caucase russe.
LCDR : Que ferait la Russie ?
X.L.T. : Si cela devait se produire, les Russes répondraient par la force. La Russie, tout comme la Turquie d’ailleurs, est un ancien empire, qui continue parfois d’agir comme tel. En Turquie la question kurde relève de cet héritage impérial. En Russie, les peuples turciques sont encore fidèles à leur culture musulmane. De vieux empires ont donc à affronter un Empire post-moderne. Cet aspect est essentiel pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, et ce qui pourrait se passer demain. Le refus de Moscou de rejoindre la coalition internationale « anti-EI » en est un exemple : les Russes sont dans une logique territoriale – ils sont dans une stratégie non d’attaque, mais de défense. Ainsi, la Russie ne fera rien – et elle a raison – tant que son territoire ne sera pas menacé. En outre, l’Islam n’est pas un ennemi pour la Russie – c’est même une des religions officielles du pays. Il n’y a pas non plus de rejet de l’Islam de la part de la population russe, comme on peut l’observer en Europe.
LCDR : Y a-t-il des courants proches de l’EI en Russie ?
X.L.T. : Il existe des groupuscules plus ou moins influents qui prônent le retour à un Islam pur, issus des mouvements radicaux wahhabites. Nous pensons au Hizb ut-Tahrir, interdit en Russie mais qui reste actif non seulement dans le Caucase mais également dans d’autres régions russes, telles Volgograd, Orenbourg et la république du Tatarstan. Il faut aussi réaliser que le capitalisme qui est en train de s’implanter durablement en Russie tend à favoriser cette radicalisation, du fait de la perte des valeurs traditionnelles, de l’occidentalisation de la société, de la montée de l’individualisme, du consumérisme, etc. Les individus, livrés à eux-mêmes, deviennent des cibles faciles pour les courants musulmans radicaux, qui se proclament bien sûr les ennemis de cette évolution déstructurante venue d’Occident. .
LCDR : Des Russes rejoignent-ils la cause de l’EI ?
X.L.T. : Oui, mais c’est très difficile à chiffrer.
LCDR : Le font-ils pour les mêmes raisons que les jeunes Européens ?
X.L.T. : L’origine est la même : ce fameux rejet de l’occidentalisation du monde. Ces jeunes trouvent un salut dans leurs racines et dans la radicalisation religieuse. En Russie, un autre élément peut pousser ces individus à passer à l’acte : dans certaines régions russes, comme en Tchétchénie ou au Daghestan, la lutte contre les courants radicaux est extrêmement stricte, voire violente, et elle engendre une réponse tout aussi brutale. En Mordovie ou dans la région de Penza, qui abritent des villages de musulmans vivant en autarcie et suivant les normes de la charia, les communautés subissent une forte pression des autorités. On constate ainsi une sociologie de l’Islam radical qui incite de jeunes endoctrinés à passer à l’acte et combattre aux côtés de l’EI.
LCDR : Seraient-ils prêts à aller jusqu’à l’attentat sur le territoire russe ?
X.L.T. : Oui : dès qu’une radicalisation est en cours, le pire est toujours à craindre. Les individus se replient sur eux-mêmes et adhèrent à un mouvement qui fournit des réponses à toutes leurs questions existentielles. Ils y trouvent un sens à leur vie et sont prêts à se sacrifier pour la cause qu’ils ont choisie. Ce n’est pas une exception russe, mais une tendance à la radicalisation qui peut être observée partout dans le monde.
LCDR : Que pensez-vous de la position très ferme du président tchétchène Ramzan Kadyrov, qui appelle à l’élimination des musulmans radicaux ?
X.L.T. : Kadyrov se contente de défendre le modèle tchétchène, qui consiste à faire de l’Islam le nouveau point de référence pour la population. Mais le président tchétchène n’est finalement que le sous-fifre de cette politique russe de contrôle territorial dont je vous parlais. En Tchétchénie, l’ordre règne grâce à un homme fort – Kadyrov, et grâce à l’Islam.
LCDR : Kadyrov sert donc, d’une certaine manière, de rempart contre l’expansion de l’EI ?
X.L.T. : Bien sûr, et il l’a compris. Il sait parfaitement que, pour délégitimer les organisations islamistes, il faut jouer sur la dimension musulmane – tout en la contrôlant. C’est notamment pour cela qu’il construit des mosquées à tour de bras.
LCDR : Le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, s’est entretenu le 14 octobre avec son homologue américain, John Kerry. Les deux parties ont répété le rôle majeur de leurs pays respectifs dans la résolution des conflits et la lutte contre le terrorisme. La Russie doit-elle suivre les Américains dans cette guerre contre l’EI ?
X.L.T. : Les Russes ne sont pas engagés dans une guerre contre l’EI mais maintiennent leur politique cohérente de lutte contre le terrorisme – à la différence de l’Occident, qui change en permanence de point de vue et de méthodes.
L’EI et les Russes : Un Russe sur quatre estime que l’État islamique représente une menace pour la Russie et la communauté internationale. 16 % d’entre eux estiment que la Russie devrait entrer en guerre contre l’EI.
54 % des sondés n’avaient jamais entendu parler de l’Etat islamique avant l’enquête.
Source : FOM, Fondation de l’opinion publique. Enquête réalisée fin septembre auprès d’un échantillon de 1500 personnes âgées de plus de 18 ans, dans 43 sujets de la Fédération)
